46
Doïra…
Après sa cuisante défaite, Tlazol remâchait ses désillusions. Pendant toute la journée et la nuit qui suivirent, elle demeura prostrée dans sa cabine. L’image d’Atlantis engloutie sous les flots par le feu du ciel hantait sa mémoire. Elle disposait de plusieurs bombes à l’uraan de grande puissance. Il eût été facile de les lâcher sur Doïra en utilisant son aéroglisseur, comme elle l’avait fait une lune plus tôt sur Antilla. En les accompagnant elle-même s’il le fallait. L’onde de choc réveillerait l’Héphaïs, dont la fureur se déchaînerait, s’ajoutant à celle des pierres de feu, sur Poséidonia. Et aussi sur la flotte de la Ligue. Tout disparaîtrait dans un embrasement apocalyptique, où il n’y aurait ni vainqueur, ni vaincu. Au fond, que lui importait la vie à présent ? En détruisant Quetzal, elle avait tué tout espoir en elle.
Vers le milieu de la nuit, elle se rendit dans les soutes blindées où l’on conservait les quatre bombes qui lui restaient. Tout serait tellement simple…
Trop simple, en vérité. Un sursaut d’orgueil la saisit ; elle ne pouvait renoncer ainsi. Se sacrifier elle-même ne servirait à rien, même si elle entraînait des millions d’humains dans la mort avec elle. Elle devait vaincre à tout prix. Sa puissance était au moins équivalente à celle de ce chien d’Ophius. Elle devait lui prouver qu’elle était capable de triompher. D’un pas décidé, elle remonta dans sa cabine.
Se penchant sur les cartes, elle remarqua, à trois angles à l’ouest de Doïra, une petite crique. Trop peu importante pour y faire débarquer une armée entière. Mais…
En fait, la principale entrave à son entreprise était cette maudite Fraïa. Si elle parvenait à la tuer, Doïra ne constituerait plus un obstacle. Elle ne pouvait l’attaquer de front ; seule la ruse viendrait à bout de cette chienne. Peu à peu, un plan machiavélique se forma dans son esprit.
Au matin, les guetteurs doïriens postés sur les falaises à demi éboulées annoncèrent par signaux optiques un fait surprenant : la flotte des Serpents s’éloignait.
— Ils s’enfuient ! exulta la population de la petite ville. Nous avons vaincu.
Fraïa prit immédiatement contact avec Astyan pour l’informer du retrait de l’ennemi.
« Dans quelle direction sont-ils partis ? » demanda le Titan.
« Il ne semble pas qu’ils se dirigent vers Poséidonia. Ils ont gagné la haute mer. Peut-être Tlazol veut-elle abandonner les siens. Elle ne paraît pas entretenir de bonnes relations avec Ophius. »
« Ils sont rivaux, répondit Astyan. Mais reste sur tes gardes : il peut s’agir d’une ruse. »
Ruse ou pas, la flotte de la Géante avait disparu. Cependant le répit accordé aux Doïriens fut de courte durée ; ils devaient faire face à un nouveau danger. Les milliers de corps échappés des navires écrasés sous l’effondrement des falaises étaient rejetés par grappes sur les rivages du fjord par les marées. Afin d’éviter les maladies, d’énormes bûchers furent dressés, où l’on entassait pêle-mêle les cadavres des guerriers ennemis et ceux de leurs créatures monstrueuses. Attirés par le sang, des bancs de prédateurs avaient envahi les lieux, qui n’hésitaient pas à s’attaquer aux hommes chargés de ramasser les morts. Comme la plage des Albatros, Doïra était devenue un charnier. L’enthousiasme guerrier qui avait galvanisé les Atlantes n’était plus qu’un souvenir devant les horreurs qu’ils découvraient à présent, et auxquelles rien ne les avait préparés. Il leur semblait vivre un cauchemar éveillé.
Pourtant, peu à peu, on s’habituait à l’abominable, à ces corps mutilés, à demi dévorés par les requins et les murènes, que l’on retirait des flots avant de les livrer, dans les immenses fosses creusées à la hâte, au feu purificateur. Une puanteur insoutenable s’était répandue sur la ville.
Deux soirs plus tard, un cavalier fit irruption dans Doïra. Il portait les habits des pêcheurs de la côte. Il avait l’air affolé. Il demanda à parler aux responsables de la cité. Phéras, l’argonte gouverneur, le reçut, en compagnie de Fraïa. L’homme, en proie à une vive émotion, se jeta à ses pieds.
— Seigneur argonte ! Mon nom est Jadern. Je viens du petit village de Longos, à deux angles d’ici, vers l’ouest. Deux navires sont entrés dans le port. De féroces guerriers ont débarqué, qui ont massacré les nôtres. Seuls quelques-uns ont pu s’enfuir, en profitant de la nuit. La mère de notre chef, Séphéra, a pu s’échapper elle aussi. Elle est gravement blessée, comme beaucoup des nôtres. Nous avons réussi à nous cacher. Mais nous craignons que les hordes ennemies ne se lancent à notre poursuite. Je suis venu implorer ton secours, Seigneur argonte.
— Voilà donc où se sont dirigées Tlazol et sa flotte, gronda le gouverneur. Mais c’est stupide : Longos ne peut permettre à toute une armée de débarquer rapidement.
— Ils ont dit qu’ils voulaient se venger, ajouta Jadern. C’était terrible. Ils… ils ont empalé les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards. Ils ont brûlé nos maisons, abattu nos troupeaux de moutons.
— Cela ne finira donc jamais, murmura Fraïa, dont le visage avait pâli. Tu vas me conduire sur place, Jadern.
Elle s’adressa au capitaine des gardes.
— Que l’on me selle un cheval.
— Il serait peut-être plus prudent de t’adjoindre une escorte, Princesse, intervint Phéras.
— N’aie crainte ! Je vais faire payer leurs crimes à ces porcs.
Quelques instants plus tard, elle prenait la piste menant vers Longos, suivie de Jadern. Pas un instant elle ne songea à se méfier de l’homme : sa terreur était sincère – et il n’avait pas menti. L’aube pointait à peine lorsqu’ils parvinrent en vue du petit village côtier, abrité au creux de sa crique. Comme l’avait annoncé le pêcheur, deux navires étaient à l’ancre dans le port. Au milieu des ruines fumantes achevant de se consumer, des corps étaient embrochés sur deux longues rangées de piques. La colère envahit le cœur de Fraïa, tandis que Jadern se détournait pour vomir.
— Les lâches, grinça la Titanide. S’attaquer ainsi à des pêcheurs sans défense… Mais quelle sorte d’hommes est-ce donc là ?
— Les nôtres ont trouvé refuge dans un vieux sanctuaire en ruine, jadis consacré à Raâ, dit le pêcheur.
Il l’entraîna vers les hauteurs de la falaise surplombant la crique, jusqu’aux vestiges d’un temple envahi par la végétation. Bientôt des silhouettes craintives apparurent dans les brumes matinales. On avait reconnu Jadern. Parmi elles se tenait une vieille femme qui masquait son visage sous un voile. Une pure terreur émanait de tous les esprits présents. Fraïa s’avança. Il y avait tout au plus une trentaine de personnes.
— Qui es-tu ? grelotta la voix de la vieille femme.
— Je suis Fraïa, Titanide d’Atalaya. Je viens vous porter secours.
— Mon nom est Séphéra, souffla la vieille, qui maintenait ses vêtements devant son visage. Mon fils était le chef de ce village. Ils l’ont tué d’une manière épouvantable.
— J’ai vu ce qu’ils ont fait aux tiens. Je vais leur rendre visite. Ces chiens regretteront d’être venus.
— Tu es bonne, Princesse. Mais il est trop tard pour beaucoup des nôtres. Tous ceux qui n’ont pu s’enfuir ont péri.
Elle eut un hoquet de douleur et porta la main à la poitrine.
— Montre-moi tes blessures ! dit Fraïa. Je peux peut-être t’aider.
— Non ! Je ne veux pas que tu voies cela. C’est trop horrible. Ils ont incendié ma maison alors que je m’y trouvais. Mon visage a été défiguré par le feu. Laisse-moi !
— Allons. Tu sais que les Titans possèdent le don de guérir. Approche-toi.
La vieille hésita, puis s’avança vers Fraïa. Elle murmura d’une voix chevrotante :
— Ne me fais pas de mal !
Fraïa sourit.
— Mais non ! Je vais même te soulager.
— C’est une brûlure ! Une brûlure qui ne guérira pas.
La vieille femme se tenait contre elle à présent, courbée dans une posture craintive. Soudain elle ôta le voile qui masquait son visage. Fraïa eut le temps de voir la blessure horrible qui lui dévorait la moitié du visage, puis elle remarqua aussi la couleur de l’œil droit, celui qui n’avait pas été atteint. Un œil d’un vert émeraude, où luisait une haine insoutenable. L’instant d’après, une douleur fulgurante lui trancha la respiration. La dague d’orichalque de Tlazol l’avait frappée en plein cœur, avant même qu’elle n’ait pu réagir.
Un flot de sang remonta dans la gorge de la Titanide. Un deuxième coup, puis un troisième, achevèrent de lui déchirer les entrailles. Elle tituba, tenta de saisir son ennemie. Mais le souffle lui manquait. Elle tomba à genoux, se concentrant par réflexe pour enrayer l’hémorragie ; mais les coups étaient mortels, et elle le savait. Elle était tombée dans un piège, à cause de sa générosité naturelle. Elle n’avait pas su déceler la perfidie de l’écran mental trompeur que la Géante avait établi autour de ses hommes.
— Que les dieux te maudissent à jamais, souffla-t-elle avant de s’écrouler, sans vie, sur le sol qui se tacha immédiatement de sang.
Tlazol se redressa et poussa un hurlement de victoire. Autour d’elle, les soldats qui avaient joué le rôle des victimes brandirent leurs armes pour saluer la Géante et le faux pêcheur, qui n’était autre que leur capitaine.
— Jadern, tu as été parfait, dit Tlazol. À présent, Doïra est à nous.
L’homme se rengorgea. La déesse n’était pas prodigue de compliments.
Au même instant, à Poséidonia, Woodian chancela. Il se trouvait en compagnie d’Astyan, dans la grande salle de la Forteresse.
— Fraïa… murmura-t-il.
Astyan le prit dans ses bras. Il n’avait pas besoin de l’interroger pour comprendre ; lui aussi avait ressenti le vide terrible qui venait de se creuser en eux. Fraïa, la courageuse Fraïa, avait succombé, frappée par l’abominable Tlazol.
— Je veux la tuer moi-même, grinça Woodian, en proie à une colère sourde.
— Tu en auras bientôt l’occasion, frère. Elle dispose encore de plus de quatre-vingt mille guerriers, et de trente mille hybrides. C’est plus qu’il n’en faut pour prendre Poséidonia à revers.
Il se tourna vers les argontes.
— Faites prévenir les habitants de Doïra : qu’ils abandonnent immédiatement la cité et viennent se réfugier ici. Que les garnisons de Karinatos et de toute la zone occidentale de Poséidonia se tiennent prêtes.
— Bien, Seigneur !
Par précaution, on dépêcha une légion chargée de protéger les Doïriens. Il restait peu de temps avant l’invasion des Serpents.
La flotte de Tlazol s’était simplement transportée en haute mer, hors de vue des guetteurs, afin de faire croire à son départ. Il lui fallut moins d’une demi-journée pour revenir en vue de la passe. Seul un chenal étroit subsistait au milieu des décombres des navires éventrés, au-dessus desquels tournoyaient des nuées d’oiseaux affairés sur les cadavres. Tlazol fit dégager les épaves à grand renfort d’obus explosifs.
Prévenus, les habitants n’eurent que le temps de quitter les lieux avant l’arrivée des premiers navires ennemis. Les femmes et les enfants partirent en premier, dans des chariots ou des véhicules de fortune. L’annonce de la mort de la Titanide avait semé l’effroi dans la population. Si ces chiens étaient capables de tuer une déesse, alors tout pouvait arriver.
La petite garnison de Doïra demeura sur place, afin de contenir le premier assaut tant que les habitants ne seraient pas tous évacués. Mais ils durent bientôt se replier devant les hordes de créatures monstrueuses que Tlazol fit débarquer en premier. C’étaient des êtres à peau verte, à tête de crapaud, que leurs écailles semblaient protéger des traits de feu des lance-éclairs. Une bataille sans merci s’engagea bientôt dans les rues mêmes de la cité. Les quelques soldats atlantes qui tombèrent entre les griffes des hybrides furent massacrés, puis dévorés sur place.
Tlazol connaissait l’effet provoqué par l’apparition de ses démons mi-hommes, mi-batraciens. Bientôt ils furent maîtres du terrain, tandis que les gardes survivants fuyaient dans la panique la plus totale. Elle ordonna aux monstres de poursuivre les fugitifs, puis fit débarquer ses guerriers.
Les Doïriens, affolés, avaient abandonné leurs armes sur place. Tandis que l’on apportait les batteries lourdes à terre, les premiers combattants se lançaient à l’assaut de la piste en lacet qui remontait vers le plateau menant à Poséidonia. Il fallait occuper les hauteurs avant que ne survînt une armée provenant de la capitale, qui les contraindrait à demeurer cloués dans la cuvette de la cité. Mais Doïra se trouvait à deux jours de Poséidonia ; c’était plus qu’il n’en fallait pour se rendre maîtres du terrain et tenir tête à une riposte.
Dans la soirée, un guerrier vint avertir Tlazol que les hybrides lancés à la poursuite des habitants s’étaient heurtés à une légion venue en renfort, à un angle vers l’est. Mais les Atlantes n’avaient fait que s’interposer pour protéger les survivants de la ville, puis ils avaient rompu le combat. Sur l’ordre de leurs meneurs humains, les hybrides avaient arrêté leur progression. Ils tenaient à présent la piste.
Pour la première fois depuis longtemps, Tlazol eut ce qui ressemblait à un sourire. À elle seule, elle avait tué cinq Titans, dont quatre ne reviendraient jamais à la vie. Elle avait prouvé qu’elle était bien la plus puissante des Géants.
Elle se replongea dans ses cartes, entourée de son état-major. Il faudrait plus de deux, jours pour atteindre les faubourgs de la capitale – si on ne rencontrait pas de résistance d’ici là. Satisfaite, elle contacta Ophius par télépathie. Elle était prête à lancer l’assaut, avec une armée équivalente à celle des Atlantes, dont beaucoup étaient bloqués sur mer.
À présent, la victoire ne faisait plus aucun doute.